Tuesday, December 1, 2009

Elmore Léonard : « Les doigts dans le nez, putain ».

Il y a certains écrivains comme Elmore Leonard, qui a près de 89 ans, continuent de nous servir une prose vaillante et inspirée, qui fleure bon le nouveau monde, l'odeur de bottes et le champ des possibles. C'est cru, c'est vivant, et ça vous fait passer des pans entiers d'Histoire mine de rien tout en vous contant fleurette. Bref, ça vaut le détour.
Hitler's day est son dernier opus. Ce n'est peut-être pas son meilleur mais on y retrouve tous les ingrédients qui font d'Elmore Leonard un des auteurs fétiches des cinéastes. En effet, l'homme est l'auteur de Punch créole (le fameux Jackie Brown de Quentin Tarantino) ou encore de Loin des yeux (Hors d'atteinte de Steven Soderbergh). Dialogues incisifs et personnages aux multiples facettes, sa galerie de personnages est un vrai régal. Il y est question de fausse blonde à béret noir, d'équarisseurs de viandes, de sosie d'Himmler, de nazillon qui lâche des vents (who cut the cheese?!), de « grand dragon » du KKK et de masticage de faines.
On y sent l'amour et la connaissance de Détroit (papa travaillait pour General Motors et Leonard a vécu une bonne partie de sa vie dans cette ville ) et la fascination pour les armes à feu. Luger, Walther P38, Schmeisser, Maschinenpistole en tous genres, on peut dire que tout y passe et que le nombre d’années n’émousse pas l’instinct du chasseur...
De plus, l'homme est productif : 5 enfants, un nombre incroyable de scénarios, westerns, polars à son actif et à sa table de travail de 9h30 à 18h. Constance, régularité, Léonard dit Le Dutch (qui a commencé par écrire des westerns pour des pulps avant de se frotter au noir), est une véritable machine à écrire qui conjugue sens de la narration et contenu social.
Il a l'art et la manière de vous faire passer quelques bonnes notions historiques avec la décontraction d'un vieux cowboy sirotant un gin vermouth dans votre canapé les bottes posées sur la table basse. Sur la deuxième guerre mondiale, l'influence d'Henry Ford sur Hitler, l'Afrika Korps, Brecht, Hewingway, l’Amérique de Roosevelt et du New Deal, les combats dans le Pacifique et les îles de l’Amirauté, le siège d’Odessa… Il arrive même à nous glisser quelques blagues à partager seulement entre gens de bonne compagnie… Allez, comme c’est fêtes, un petit extrait en primeur :
Un gars rentre chez lui, passe la porte avec une brebis dans les bras. Sa femme se tourne vers lui et il dit : « Voilà la truie avec laquelle je couche quand je ne suis pas avec toi ». Et sa femme répond : « Espèce d’idiot, c’est pas une truie c’est une brebis ». Alors le gars dit : « C’est pas à toi que je parlais ». Un homme délicat on vous dit.

Et tout cela bruissant de la voix d'enfant de Billie Holiday et du hillbilly, le folk du Sud ; Love makes me treat you the way that i do, gee, baby, ain't I good to you…

Hitler’s day, Rivages/Thriller, 2009.
La loi de la cité, Rivages/Noir, 2007.
La Brava, Rivages/Noir, 2006.
Punch créole, Rivages/Noir, 1998.

Wednesday, October 7, 2009


ALAN TURING : L’HOMME QUI A CROQUE LA POMME



On a trop rarement l’occasion de penser aux hommes qui se cachent derrière les inventions les plus courantes. C’est vrai qu’après une journée bien remplie, on a autre chose à faire qu’à disserter sur l’inventeur de la clepsydre à eau ou de la poire à lavement. Il serait bien difficile de nier les inventions de Monsieur Winchester, de Monsieur Poubelle ou de Monsieur Bic (et oui…) puisqu’elles portent le nom de leurs inventeurs. Mais que diriez-vous d’évoquer l’histoire d'un surdoué de l’informatique ? Beaucoup d’entre nous connaissent le logo d’Apple, une pomme croquée aux couleurs multicolores. Mais qui connaît l’histoire qui a inspiré ce logo ? Elle est tout simplement extraordinaire et elle débute en Grande-Bretagne, avec la naissance en 1912 d’Alan Turing. Mathématicien surdoué, il se distingue en posant les bases des recherches en intelligence artificielle et à l’idée de concevoir le premier ordinateur dès 1936. Pendant la seconde guerre mondiale, il collabore avec les services secrets britanniques et parvient à percer le secret de la machine Enigma, qui permettait aux nazis de coder leurs messages et contribue ainsi grandement à la victoire des alliés. (Churchill considéra même qu’ Alan Turing avait sauvé l’Angleterre). 

Mais l’homme est homosexuel, l’assume et le reconnaît, et on ne plaisante pas avec ce qui est considéré dans les années 50 comme un crime et une perversion. En 1952, c’est la même loi qui condamna l’écrivain Oscar Wilde (la fameuse section 11 du Criminal Law Amendment Act de 1885) qui fait « tomber » Turing. On le somme de choisir entre l’incarcération et la castration chimique. Il choisit cette dernière, en pensant ainsi réussir à poursuivre ses travaux. D’une part, cette castration chimique censée réduite sa libido et réorienter sa sexualité « dans le droit chemin » échoue, mais d’autre part, il est écarté de tous les grands projets scientifiques de l’époque.  

En 1954, il est retrouvé mort dans son lit, une pomme croquée trempée dans du cyanure à côté de lui. Meurtre ? Suicide ? Accident ? Les avis sont partagés.  Certains évoquent une mise en scène des services secrets britanniques, d’autres comme sa mère, un accident. Les biographes d’Alan Turing révèlent une anecdote intéressante ; en 1938, à Cambridge, il assista à la projection de Blanche-neige et les 7 nains des studios Disney et par la suite, n’arrêta plus de fredonner la complainte de la sorcière : « Dip the apple in the brew / Let the sleeping death seep through » … « Plonge la pomme dans le brouet / Et laisse le sommeil de mort l’imprégner »…

Il y a quelques jours, le premier ministre britannique Gordon Brown a présenté des excuses au nom du gouvernement pour le traitement déplorable et inhumain réservé au mathématicien Alan Turing dans les années 50. (rappelons au passage que près de 100 000 britanniques furent condamnés à la castration chimique jusqu’en 1967). Mieux vaut tard que jamais…Mais en manière d’hommage crypté, on peut dire que les joyeux lurons d’Apple furent, à cet égard comme en bien d’autres, des précurseurs.

A parier que vous ne regarderez plus de la même manière un ordinateur Apple…



Laurent Lemire, Alan Turing, l’homme qui a croqué la pomme, Hachette littératures, 2004.

David Leavitt, Alan Turing, l’homme qui inventa l’informatique, Dunod, 2007.







Saturday, September 5, 2009


« Là où on brûle des livres, on finit par brûler des hommes »   


                                                                                                 


Avec l'invention de la machine à vapeur, de l'automobile ou de l'avion sont nés la catastrophe ferroviaire, les crashs automobiles et aériens. Et bien avant cela pourrait-on dire, avec l’apparition du premier outil, du premier couteau, est née la coupure, la blessure, l’accident. L’histoire du livre ne déroge pas à la règle. Avec son apparition, sa disparition est rendue possible. Le romancier américain Ray Bradbury résume bien cet état de fait en préface de Fahrenheit 451 : « Fahrenheit 451 ; la température à laquelle un livre s'embrase et se consume ».

L'histoire du livre est parsemée d'autodafés, d'ouvrages mis à l'index, interdits pour outrage à la religion et aux bonnes moeurs, considérés comme licencieux ou propres à déranger l'ordre public. 

La censure peut se lire aussi comme le signe avant-coureur d'une dictature. Ainsi, les nazis brûlèrent de nombreux livres considérés comme dissidents. Parmi eux, citons ceux de Stefan Zweig, Bertold Brecht, Alfred Döblin...

Des civilisations entières furent également réduites en fumée comme ce fut le cas pour les Mayas dont la plupart des codex furent détruits au XVIe siècle. Plus près de nous, le livre de Salman Rushdie, Les versets sataniques, fut l'objet de nombreux autodafés un peu partout à travers le monde.

« Là où on brûle des livres, on finit aussi par brûler des hommes » disait Heinrich Heine. L'Histoire ne manque pas d'exemples mais avec le raffinement des méthodes de coercition, désormais, l’usage civilisé suggère que l’on traîne en justice pour diffamation les auteurs et leurs maisons d'édition.

A ce propos, nous souhaiterions soutenir un ouvrage remarquable, intitulé Noir Canada, pillage, corruption et criminalité en Afrique d'Alain Deneault, paru chez Ecosociété en 2008. Cet ouvrage dénonce l'appui politique et financier du Canada à des sociétés minières et pétrolières canadiennes qui exploitent sans vergogne le sol africain et se rendent coupables de nombreuses exactions. Entre autres joyeusetés ; expropriations, empoisonnement massif et génocide "involontaire" (au Mali), privatisation sauvage du transport ferroviaire (Afrique de l'Ouest), guerres sanglantes encouragées dans la région des Grands Lacs africains, mineurs enterrés vifs (Tanzanie), ou encore transformation d’une population en cobayes pharmaceutiques (Côte d'Ivoire). 

Cet ouvrage aux sources rigoureuses (qui s'est d'ailleurs mérité le Prix Richard Arès de l'action nationale 2008) s'est attiré les foudres des compagnies minières et pétrolières Barrick Gold et Banro, qui poursuivent les éditeurs ainsi que les trois auteurs pour diffamation et leur réclame la modique somme de 11 millions de dollars. 

Pour les soutenir, nous vous encourageons bien-sûr à acheter leur livre mais aussi à vous rendre sur leur site : http://www.ecosociete.org ou vous trouverez tous les renseignements nécessaires.

« On ne devrait écrire des livres que pour y dire des choses qu’on n’oserait confier à personne » disait Cioran, dans De l’inconvénient d’être né…




Tuesday, September 1, 2009


De l'art de la dédicace et de l'épigraphe

« All is true »

(Shakespeare, cité par Balzac dans Le Père Goriot). 

D'après Gérard Genette, théoricien littéraire et grand spécialiste du paratexte, les origines de la dédicace remonteraient à la Rome antique. Il s'agit d'un hommage que l'on rend à une personne en particulier, à une œuvre, à un groupe réel ou idéal ou à des allégories. Depuis la fin du XVIe siècle, c'est en tête du livre, en exergue, qu'on peut la trouver, même s'il y a des exceptions -- la dédicace des Mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar se trouve en fin de volume. 

C'est qu'il est rare de trouver un livre qui se lance de manière solitaire en quête du lecteur; l'auteur se doit de nous distiller un avant-goût, de nous donner matière à penser, de nous préparer. Cette initiation se traduit, comme toute tentative de séduction, par des préliminaires, plus ou moins heureux, plus ou moins longs, tandis que d'autres brillent par leur absence. (Albert Camus, abrupt et terrible dans L'étranger, qui nous livre sans ménagement au choc de sa première phrase.). Certains auteurs accumulent les citations, les références, les avertissements doublés de prologues ou de préfaces, quand ce ne sont pas les traducteurs qui en rajoutent, comme Baudelaire, le traducteur des Histoires extraordinaires d'Edgar Allan Poe, qui dédie longuement son travail à Maria Clemm avant de céder la place à la citation de Sir Thomas Browne choisie par Poe en préambule du Double assassinat dans la rue morgue (considéré comme un des textes fondateurs du polar): « Quelle chanson citait les sirènes? Quel nom Achille avait-il pris, quand il se cachait parmi les femmes? Questions embarrassantes, il est vrai, mais qui ne sont pas situées au-delà de toute conjecture ». 

Une histoire de famille

L'art de la dédicace est un exercice que certains auteurs prennent très au sérieux tandis que d'autres optent pour une simplicité frôlant le renoncement ou cherchant à soulever l'interrogation. On y cultive l'ellipse, la suggestion, le mystère, comme pour Russell Banks dans La relation de mon emprisonnement: « À F.Q.H. Souviens-toi de la mort ». Le roman est public, mais la dédicace reste privée: pour cela, rien de tel que les initiales, que seuls les initiés peuvent comprendre. 

On rend hommage à ceux qui nous soutiennent, nous entourent, nous ont mis au monde ou qui sont sortis de nous : Paul Auster dédie sobrement Brooklyn Follies à sa fille Sophie, John Fante et Bandini à sa mère Mary Fante et à son père Nick Fante. Bukowski choisit d'offrir ses Souvenirs d'un pas grand-chose « à tous les pères ». Quant à Joseph Delteil, il dédicace Sur le fleuve Amour « à Maman, à la Vierge Marie et au général Bonaparte ». 

Il y a aussi les mères, les femmes. Boris Vian n'hésite pas à nous livrer un peu de son intimité en dédicaçant L'écume des jours à son « bibi » (surnom de sa première épouse), tandis qu'en toute simplicité, Albert Cohen dédie sa Belle du Seigneur « à [sa] femme". Pour Salman Rushdie, c'est à l'énigmatique « Marianne » que vont Les versets sataniques. Quant à Balzac, lyrique, il se révèle en exergue d'Eugénie Grandet: « À Maria: que votre nom soit ici comme une branche de buis bénit, prise on ne sait à quel arbre, mais certainement sanctifiée par la religion et renouvelée, toujours verte, par des mains pieuses, pour protéger la maison ».  

Certains glorifient leurs morts et donnent à leurs dédicaces des allures de pierres tombales. Par exemple, la dédicace de James Ellroy se fait sanglante dans Le dalhia noir: « À Geneva Hilliker Ellroy (1915-1958). Mère: 29 ans plus tard, ces pages d'adieux aux lettres de sang ». Philippe K. Dick, quant à lui, dédie Blade Runner (ou le titre original, bien plus évocateur : Do Androids Dream of Electric Sheep?) à Maren Augusta Bergrud (10 août 1923 14 juin 1967), en citant Yeats: « Et je rêve encore qu'il arpente la pelouse, Fantôme dans la brume matinale, Que traverse mon chant joyeux ». 

On dédie son ouvrage à une femme mais parfois aussi à une ville au travers de la femme, comme Lawrence Durrell qui dédie son Justine à Eve, « en mémoire de sa ville natale ».  

Et il y a Bukowski, dit le Grand Bud, avec cette poésie si vive qui le caractérise, adressant ses Nouveaux contes de la folie ordinaire à Linda King, « à qui je dois tout et qui le reprendra en se tirant ». 

Il y a les sœurs: « À Julie, petite sœur, grande amie ». (Patrick Senécal en dédicace de Sur le seuil). Il y a aussi les cousines, « que l'on aimera toujours », comme Katharine de Mattos, à qui Stevenson adresse L'étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde, suivi d'un poème équivoque: « Mal agit qui dénoue les liens que Dieu a noués par décret: Toujours serons enfants de la bruyère et du vent; Même loin de chez nous, oh! c'est toujours pour toi et moi: Que le vent joli souffle dans les genêts d'Écosse ». 

Une histoire d'amour

La dédicace, comme toute histoire de famille, est une histoire d'amour. (Je n'ai pas encore trouvé de « Dédicace à l'ennemi », mais elle doit bien m'attendre quelque-part, tout aussi sobre mais plus sujette à interprétation; Baudelaire dédiant son Amour de l'Art : « Aux bourgeois ».) 

L'amour n'est pas qu'une histoire de sang; ce sentiment peut-être aussi une histoire de chiens: certains font dans la zoologie et dédient leurs œuvres à leurs amours à pattes et à poils (Paul Léautaud, Colette, ou encore Céline dans Rigodon: « Aux animaux »). 

Par la dédicace, on récompense aussi le ou les commanditaires: Cervantès offre Don Quichotte au duc de Bejar. Phénomène plus contemporain, on remercie désormais ses agents littéraires, comme Michael Connelly dans Le poète: « Ce livre est dédié à Philip Spitzer et Joel Gotler. Ce sont de grands agents et conseillers littéraires, mais surtout de grands amis ». 

Il y a également les maîtres qu'on n'oublie pas (Baudelaire dédie Les Fleurs du mal « au poète impeccable, maître et ami Théophile Gautier »), et les amis, comme Stevenson dans L'Île au trésor: « À Lloyd Osbourne, gentleman américain. Le récit qui va suivre, rédigé conformément à son goût classique, Lui est aujourd'hui dédié, en remerciement de maintes heures délicieuses, et avec les vœux les plus affectueux de son ami dévoué », suivi de la meilleure adresse qui puisse exister, dédiée « À l'acheteur hésitant ».

Les romans de Walter Scott sont, quant à eux, dédicacés à des personnages imaginaires, alors que Joyce dédie sa première œuvre, Une brillante carrière, à sa propre âme... 


Les épigraphes:  une manière de se découvrir

Citation généralement inscrite en exergue d'un livre, l'épigraphe n'est guère recensée avant le XVIIe siècle. Gérard Genette attribue à La Bruyère la paternité de la première illustre épigraphe dans Les caractères (1688): « J'ai voulu mettre en garde et non mordre; être utile, et non blesser, améliorer les mœurs des hommes et non leur nuire » (citation d'Érasme, en latin dans le texte). Certains les adorent comme Stendhal dans Le rouge et le noir, qui en place une à chaque début de chapitre, tandis que d'autres les exècrent comme Balzac (« J'abhorre les épigraphes. Elles me coupent ma satisfaction »). 

Certaines citations sont utilisées à la manière des haïkus; il faut frapper court et fort. Pasolini est de ceux-là: en préface de Théorème, ce livre sulfureux, c'est la Bible qu'il cite, l'Exode en particulier: « Et Dieu fit alors faire un détour au peuple par le chemin du désert ». George Orwell préfère quant à lui citer les Proverbes (XXVI, 4-5) pour son "Hommage à la Catalogne" : "Ne réponds pas à l'insensé selon sa folie de peur de lui ressembler toi-même. Réponds à l'insensé selon sa folie, afin qu'il ne s'imagine pas être sage".

Les citations sont comme une manière de saluer ceux qu'on admire, ceux en lesquels on se reconnait. Promesses de lecture, on peut dire qu'elles en donnent un aperçu, voire un condensé. Elles ouvrent la voie à d'autres livres, se répondent en écho, renvoient à la généalogie personnelle de l'auteur, à sa famille de lecture, à son intimité, ou encore à son mystère : 

Boulgakov dans son Maitre et Marguerite, cite le Faust de Goethe :

"-Qui es-tu donc à la fin? 

-Je suis une partie de cette force qui, éternellement, veut le mal et qui, éternellement, accomplit le bien".

Mishima qui dans Confessions d'un masque, cite longuement Les frères Karamazov de Dostoïevski ("La beauté est une chose terrible et effrayante..."... "L'âme humaine est vaste, trop vaste, je l'aurais diminuée volontiers") nous livre aussi quelque-chose de ses obsessions et de ses peurs. 

Quant à Georges Perec, La vie mode d'emploi est dédiée « à la mémoire de Raymond Queneau », et sa citation de Michel Strogoff de Jules Verne (« Regarde de tous tes yeux, regarde »), semble vouloir à tout prix maintenir le lecteur éveillé. 

Certains rendent hommage aux peintres sur le ton de la tragicomédie, comme Tonino Benacquista avec Trois carrés rouges sur fond noir: « A Mosko, le peintre » et cite Woody Allen et Kurt Vonnegut: « le triste registre d'appel des vrais suicidés de l'expressionnisme abstrait? Le voici: Gorky, pendaison, 1948; Pollock et, presque tout de suite après, Kitchen, conduite en état d'ivresse et pistolet, 1956... et pour finir Rothko, couteau, travail salopé comme c'est pas possible, 1970". (Barbe-bleue, Kurt Vonnegut).

Et d'autres encore célèbrent des genres, comme Bukowski dans Pulp, dédié « à la littérature de gare ». 

Quelques-uns citent en grec, tel Raymond Queneau avec Aristote dans Zazie dans le métro; d'autres, en anglais, comme Georges Perec dans Les choses; d'autres en franglais, comme Catherine Mavrikakis et ses sacrés morts, qui se penche plutôt du côté de Saint-Denys Garneau et de La mort grandissante et dédie Deuils cannibales et mélancoliques « À a, A e, A i, A o, A u, A y, A you, To Hervé ». 

Il y a aussi les amis qu'on cite comme Paul Viazemski (1792-1877), l'un des poètes les plus proches de Pouchkine, cité par ce dernier dans Eugene Oneguine: « Impatient de vivre et pressé de sentir ». D'autres préfèrent encore se citer eux-mêmes comme Michel Tremblay dans Les héros de mon enfance: « Si le ridicule tuait, Charles Perrault serait toujours vivant. Michel Tremblay ». 

La dédicace a aussi pour but avoué ou inavoué de nous mettre dans l'ambiance que l'auteur prétend par la suite égaler; c'est un avant-goût qui prend parfois des allures d'actes historiques et militants, comme pour Dany Laferrière dans Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer, citant le Code Noir: « Le nègre est un meuble ». 

Ou encore Max Aub qui en préface de son Labyrinthe magique, cite Albert Camus : "C'est en Espagne que les hommes ont appris qu'il est possible d'avoir raison et cependant souffrir la défaite. Que la force peut vaincre l'esprit et qu'il y a des moments où le courage n'a pas de récompense. C'est sans doute ce qui explique pourquoi tant d'hommes dans le monde considèrent le drame espagnol comme un drame personnel".


Certaines citations se révèlent inquiétantes: « Ah je me souviens nettement que c'était le morne décembre et que chaque braise mourante jetait son fantôme sur le sol » (The Raven, d'Edgar Allan Poe, cité par David Peace en préambule de 1980, accompagné de cette formule étrange: « Pour les morts une boussole... Les vivants, le sel. »). 

Shane Stevens n'est pas en reste en préambule d'Au-delà du mal (considéré comme l'un des livres fondateurs du roman de tueurs en série). Il cite Voltaire :"Et presque toute l'histoire est le succès des crimes", ou encore Hermann Hesse :"Tu me demandes pourquoi tu es né dans une ville de monstres et d'assassins… Je vais te le dire : parce que tes biens-aimés ancêtres, en secret et en silence, ont commis des crimes inqualifiables, et aujourd'hui tu dois en payer l'ignoble prix!"

Pour d'autres, tout débute en chanson; celle des prisons pour Céline en exergue de Mort à crédit : « Habillez-vous! Un pantalon! » et la chanson des Gardes suisses pour le Voyage au bout de la nuit, dédié à Elisabeth Craig: « Notre vie est un voyage ». 

Et il y a ceux pour qui rien ne vaut une citation du Larousse, comme Jacques Poulin pour Les grandes marées : "Un homme seul est un homme sans compagnie … Un seul homme, c'est rien qu'un homme…"

Enfin, Ray Bradbury est plus expéditif avec Fahrenheit 451 : « Fahrenheit 451 : la température à laquelle un livre s'enflamme et se consume ». 

Tous ces paratextes qui contribuent à créer comme une porte dans le roman nous livrent des indices ou nous les refusent, se révèlent comme de véritables miroirs ou agissent à la manière des poupées russes, nous donnent à penser ou nous indiffèrent. 

Et nous sommes au milieu d'elles comme des enfants perdus, jouant dans un labyrinthe. « Oh ces illusions sont aussi fortes, presque, que la vie. La nuit dernière j'ai rêvé que j'étais dans un labyrinthe. Et je me suis réveillé en son cœur. Je ne connaissais pas cet endroit ». The Labyrinth, Edwin Muir, cité par David Peace dans GB 84.


Sunday, August 2, 2009


7 MILLIARDS DE FACONS DE MOURIR OU CHRONIQUE AVEC DES LUNETTES ET UN FUSIL / PREMIERE PARTIE



Si on en croit Mario Vargas Llosa, "la vie est une tornade de merde, dans laquelle l'art est notre seul parapluie". Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais cette émouvante réflexion de l’écrivain péruvien me renvoie au polar, au roman noir, à cette littérature policière qui plus qu'une autre, reflète notre époque, ses souterrains, ses basses cours, ses arrières-cuisines, ses chambres, là ou on égorge, coupe, tue, violente, empoisonne, torture, là ou l'homme, avant toute considération humaniste, est une créature faite de sang, de sperme, de tripes et d'os. Et là où existe 7 milliards d’êtres humains, existe 7 milliards de façons de mourir. Les visages du polar sont multiples et l’œuvre soit d’allumés, soit d’aiguilleurs, de forcenés ou encore de pessimistes d’après la nomenclature de Jean-Bernard Pouy, auteur de polars inclassables, notamment du rafraîchissant Spinoza encule Hegel paru chez Albin Michel et papa du Poulpe, alias Gabriel Lecouvreur, héros libertaire dont on ne saurait que trop conseiller ses Nazis dans le métro ou La petite écuyère a cafté

Le pendant populaire du polar est ce qu’on appelle communément le roman de gare, style SAS ou l'Exécuteur, inintéressants au possible, voire représentants d'une certaine droite crypto-fasciste, au contraire de San-Antonio dont les titres comme :Le gala des emplumés, Vol au-dessus d'un lit de cocu, Mon culte sur la commode, Tire m'en deux c'est pour offrir, Après vous s'il en reste Monsieur le Président ou encore Céréales killer, sont une belle initiation à l’art délicat de la contrepèterie.La littérature policière a longtemps été considérée comme un genre mineur mais certains auteurs lui ont permis d'acquérir ses lettres de noblesse. Dashiell Hammett par exemple, de l'école des durs à cuire, auteur du Faucon maltais, qui eut le mérite de sortir le polar des chambres à papa pour le replacer dans son époque, celle du chômage et de la guerre des gangs, et de dénoncer le mensonge social qui maintient l’ordre. Jean-Patrick Manchette, père du néo polar, fera la même chose dans les années 70 (« Le bon roman noir est un roman social, un roman de critique sociale, qui prend pour anecdotes des histoires de crimes »).

Qu'on ai dépassé Simenon et son relent de papier-peint de France profonde avec son Maigret ne fait aucun doute (quoi que je conseille à tous la lecture de "La neige était sale"). Simenon, qui conseillait "d'écrire gris et de limiter son vocabulaire pour ne prendre que les mots qui ont la même résonance dans chaque esprit" est un classique, comme Sir Arthur Conan Doyle, père de Sherlock Holmes, comme Agatha Christie, mère de Hercule Poirot et auteure à l'humour typiquement british : "Les archéologues font des maris idéaux. Plus leur femme vieillit, plus ils l'apprécient". Mais ils font aussi de bons auteurs de polars. Fred Vargas, archéo zoologue de son état, n’aime rien tant que la trace, passion qu’elle partage avec Arnaldur Indridason, au contraire de Simenon qui lui, préférait le criminel au crime.

La suite au prochain numéro, dans la position du tireur couché, en plus chacal et plus sanglant…




7 MILLIARDS DE FACONS DE MOURIR OU CHRONIQUE AVEC DES LUNETTES ET UN FUSIL/ DEUXIEME PARTIE


« J'ai dégusté son foie avec des fèves au beurre et un excellent Chianti ».

Qui ne connaît pas cette célèbre réplique du psychiatre cannibale Hannibal Lecter dans Le silence des agneaux

Le polar s'est découvert une autre voie dans les années 70 avec l'irruption dans le paysage noir d'un nouveau courant : celui des meurtres en série et des tueurs sadiques, où l'action et l'émotion, flirtant avec l'horreur, prennent le pas sur l'intrigue. Le contexte politique mondial est à la guerre froide, à l'Amérique de Nixon et à l'affaire du Watergate. Ted Bundy, célèbre tueur en série américain, commence à faire des siennes, ainsi que Donald « Pee Wee » Gaskins ou encore Donald Harvey.

Les tueurs en série ne sont pas nés avec le XXe siècle mais la médiatisation de leurs crimes contribue à nourrir la fascination que l'on éprouve à leur égard.

A ce chapitre, l'histoire de Jack l'Eventreur peut être considérée comme fondatrice : des corps de femmes sauvagement mutilés sont retrouvés dans le quartier de Whitechapel à Londres en 1888. Ce fait-divers sanglant n'est pas le premier du genre (on pense à Gilles de Rais, compagnon d'armes de Jeanne d'Arc et tueur d'enfants qui sévit au XVe siècle en France) mais il en sera fait grand cas dans les journaux de l'époque et intéressera de nombreux écrivains comme Robert Desnos.

Avec la naissance de la psychiatrie à la fin du XIXe siècle, notre regard sur le mal tend à évoluer ; le diable n'est plus le seul coupable, la bête se trouve à l'intérieur de l'Homme. La littérature de tueurs en série reflète cet état d’esprit.

Le moraliste Bret Easton Ellis (c’est lui-même qui se définit ainsi, et non en tant qu’écrivain) dans son roman American psycho, tend à révéler une autre facette du mal : c’est notre époque corrompue par la consommation de masse et le capitalisme bouffi qui secrète des monstres comme son héros yuppie Patrick Bateman.

(Ce à quoi répond l’écrivain James Ellroy : « la morale en écriture n’est que l’esquisse de nos propres actes immoraux »).

Cette figure du sérial killer a connu ses heures de gloire avec Herbert Lieberman, l’auteur de Necropolis, Caleb Carr avec L'aliéniste ou encore Michaël Connelly avec Le Poète. Et bien-sûr, Le silence des agneaux de Thomas Harris, qui avait inauguré le genre avec Dragon rouge en 1982.

Mais le filon semble un peu épuisé et peine à se renouveler, à l’exception notable du Tokyo année zéro de David Peace, paru en 2008, qui s’inspire de l’histoire vraie du tueur et violeur Kodaira Yoshio. On pourrait également citer le thriller de Shane Stevens, Au-delà du mal, un classique du genre, qui vient enfin de paraître en français chez Sonatine.

Le roman noir US a parallèlement révélé des écrivains d'une rare intensité; James Ellroy est de ceux-là. Marqué par le meurtre de sa mère, l'auteur du Dahlia noir ne laisse aucune place à l'improvisation. Son Quatuor de Los Angeles est un pur chef d'oeuvre qui nous offre la vision d'un monde sans espoir dominé par la violence, la corruption et la perversion. Un petit aperçu : « Il n’y a pas de chute de l’Amérique pour la simple raison que l’Amérique n’a jamais été innocente. Il est impossible de perdre ce qu’on a jamais possédé ».

Prochain et dernier round : les allumettes suédoises et le polar made in Québec. 







7 MILLIARDS DE FACONS DE MOURIR OU CHRONIQUE AVEC DES LUNETTES ET UN FUSIL / DERNIER ROUND


Depuis quelques temps se distingue une forme particulière de polar : celle du Nord de l’Europe ; Henning Mankell et Camilla Lackberg pour le versant suédois, Arnaldur Indridason pour la face islandaise ou encore l’allumette suédoise Stieg Larsson, qui a mit le feu aux poudres avec sa série Millénium (dont 1000 à 3000 copies sont encore vendues chaque jour). 


Pas un jour ne passe sans qu’on nous révèle un talent caché venu du froid, à croire que les éditeurs commencent à manquer d’imagination. Mais qu’ont-ils donc que les autres n’ont pas ? Une nuit qui en hiver, dure 19 heures (les petits chanceux), une boisson nationale répondant au doux nom de Black Death, un plat national composé de requin faisandé… Mmmm. Miam. Et on en redemande.


Enfin entre le nord de l’Europe et le Québec, la distance n’est pas aussi grande qu’il y paraît. Pas de Black Death mais une Maudite ou une Fin du monde qui savent se défendre et des auteurs qui ne mangent pas de requin faisandé mais qui savent aussi écrire. 

Commencons par Francois Barcelo, qui fut le premier auteur québécois à entrer dans la prestigieuse Série noire de Gallimard. De Moi les parapluies à Chroniques de Saint-Placide-de-Ramsay en 2007, j’avoue ma préférence pour Cadavres et Chiens sales.

Surtout Cadavres, publié en 1998 chez Série Noire, sorte de réponse à L’Etranger de Camus : « Savez-vous quand j’ai commencé à regretter la mort de ma mère ? C’est lorsque les premières gouttes de pluie se sont mises à dégouliner par le trou de balle dans le toit de la voiture. J’ai ensuite essayé de retrouver son corps dans le fossé, mais je suis tombé sur le cadavre de quelqu’un d’autre ».

Patrick Sénécal est évidemment un incontournable auteur de thriller fantastique et un grand maître du roman d’horreur. L’histoire de Thomas Roy, écrivain d’horreur adulé retrouvé mutilé et catatonique dans Sur le seuil vaut bien son pesant de cacahuètes. 

Chrystine Brouillet fait elle aussi partie du cercle restreint des poids lourds québécois. De Cher voisine à Promesses d’éternité, elle dévoile une plume gourmande et sans prétention, qui lui vaut de nombreux fidèles.

Jacques Côté révèle ses amours décomposés (au sens propre) dans Le Rouge idéal et un certain sens de la formule et de la mise en condition dans Nébulosité croissante en fin de journée ( un des meilleurs titres de tout le polar québécois à mon sens).

Quant à Jean-Jacques Pelletier, c’est toute son œuvre qu’on peut conseiller, tant ses sujets sont traités d’une main de maître (manipulation des foules, exploitation, embrigadement idéologique…). 


Le polar québecois, c’est aussi Stanley Péan, Jean Lemieux, Maryse Rouy, Maxime Houde, André Marois, Laurent Laplante, Benoît Dutrizac, ou encore l’anticonformiste Nando Michaud (La guerre des sexes ou le problème est dans la solution). 

Et la liste n’est pas exhaustive.

Des romans d’espionnage des années 50-60 aux relents de gentils nanars propagandistes (ah l’agent X14…), au dernier opus de Jean-Jacques Pelletier (La faim de la terre, attendu pour octobre), le chemin n’est pas si long que cela. Le polar québécois mérite seulement qu’on s’y attarde et surtout qu’on le considère. Notons au passage que les éditions Alire ont joué un rôle considérable dans la reconnaissance du genre.

Enfin, voici quelques règles à respecter si vous décidez de vous lancer dans l’écriture d’un polar (énoncées par Elmore Leonard) :

Ne commencez jamais un livre en parlant de la météo, évitez les prologues, tenez la bride à vos points d’exclamations et ma préférée : n’utilisez jamais de tournures telles que « soudain » ou « l’enfer se déchaîna » (l’auteur rajoute ensuite pour notre plus grand plaisir que cette règle se passe d’explication).

S’il n’en restait qu’une : « si ça a l’air écrit, je réécris ».


Prochaine aventure : la censure et les barbouzards au Québec.

Monday, June 1, 2009

COMMENT RESTER ASSIS DANS SA MARDE EN SE DONNANT BONNE CONSCIENCE


Pierre Falardeau, écrivain-cinéaste-ethnologue et activiste bien connu de mes compatriotes québécois, a encore frappé. Son dernier opus ; « Rien n'est plus précieux que la liberté et l'indépendance », aurait pu s'appeler « Comment rester assis dans sa marde en se donnant bonne conscience et passer pour un intellectuel profond mais inoffensif » mais l'éditeur nous en a privé en trouvant ça... trop long. Disons le d'emblée, Falardeau est de cette trempe d'homme à qui on ne la fait pas : avec lui pas d'entourloupes, de coups fourrés, il écrit comme il cognerait s'il était boxeur, avec ténacité, endurance et courage. Il y a du Michel Audiard et du Léon Bloy dans ses écrits, une bonne dose d'humour et d'autodérision et quelque-chose comme de la tendresse, de celle qu'on trouve chez Bukowski, avec l'espoir de celui qui, acculé dans les cordes, continue de lancer ses poings, vaille que vaille, coûte que coûte.

Vous le prenez pour un fêlé avec son histoire d'indépendance? Non, le morceau n'a pas encore descendu l'oesophage et comme disait Audiard : heureux soient les fêlés car ils laisseront passer la lumière. (Enfin l'homme s'est fait suffisamment d'ennemis pour qu’on puisse dire du bien de son bouquin sans pour autant lui faire perdre de sa charge explosive).

Falardeau lance à la tête des gens des mots sans-culottes pour reprendre la formule de Léo Ferré, combat la bêtise, ce que Karl Marx appelait la troisième puissance après la violence et le capital. Il s’en prend à l’ordre, aux hygiénistes de la romance, aux têtes de mort rasées de près, à ceux qui lèchent, encensent, décorent, flattent, sourient et menacent. Oui, la liberté n'est décidément pas une marque de yaourt pour Falardeau et sa technique est assez surprenante : ça ressemble a du hareng avec un arrière-goût de caviar. Assez rare pour être souligné. Généralement c’est l’inverse. Enfin l’homme est de parole et sait ce que pèse un mot (« les armes les mots c'est pareil ça tue pareil » disait Ferré).

Sa langue est vibrante, vivante enfin, il y est question d’ennemis, de poésie, de combats, d’amours, de trahisons, et surtout, d’insoumission sous toutes ses formes. Falardeau donne envie de relire Orwell et son « Hommage à la Catalogne », de découvrir Gaston Miron et Pierre Perrault, de partir à la rencontre d’un Québec oublié trop vite, enterré trop tôt, mais qu’on se le dise, qui n’est pas encore mort.

« La boxe c’est long, ça prend du temps... Le gagnant c’est le dernier qui arrête de se battre ».

 

 

Pierre Falardeau, « Rien n’est plus précieux que la liberté et l’indépendance », VLB éditeur, 2009.

George Orwell, « Hommage à la Catalogne », 10/18, Paris, 2000.

Pierre Perrault, « Le visage humain d’un fleuve sans estuaire », Trois Rivières, Ecrits des Forges, 1998.  

 

A QUOI BON EMPRUNTER SANS CESSE LA MEME VIEILLE ROUTE ?



Question qui en vaut bien une autre : que faites-vous de vos journées? Je veux dire : au delà de l'utilitaire, du nécessaire, de l'obligatoire, de la sacro-sainte trinité "travail-famille-patrie"? Allez, il doit bien vous arriver de lever les yeux au ciel ou à défaut, au plafond de votre sous-sol pour quelques minutes de pure évasion (si vous travaillez au sous-sol ce qui, je l'assure ici en toute connaissance de cause, peut élargir bien des horizons, à condition bien-sûr d'être entouré de livres et de gens de bonne compagnie). "L'imagination vaut bien des voyages et elle coûte moins cher" comme disait G. W. Curtis.  Mais qu'est ce qui est le mieux? Voyager, réactiver notre regard sur le monde, ou encore rester chez soi et suivre les périples des autres par procuration? Homère a enchanté des générations entières avec son Odyssée, racontant la chute de Troie et les pérégrinations d'Ulysse, voyageur malchanceux et jouet des dieux. De son côté, Jack Kerouac s'est fait le chantre des "clochards célestes" dans Sur la route, un livre devenu culte qui nous entraîne à la suite de Sal Paradise, voyageur désargenté en lutte contre les conventions et la morale étriquée des années 50. Plus près de nous, Cormac MacCarthy dans son livre La route, qui s’est mérité le Prix Pulitzer 2007 et récemment le prix des libraires du Québec, nous entraîne dans un monde apocalyptique, à la suite d’un père et de son fils, dans ce qui reste d’une humanité retournée à la barbarie. 

Mais qu’est-ce que la route finalement ? Qu’est-ce que le voyage ?

Tout un univers de définitions, de sensations, qui a ses adeptes et ses détracteurs ("on est tous cons, mais pas au point de voyager" disait Samuel Beckett, en parlant sans doute de la supercherie du voyage, de celui qui s'achète et qui garantit de tout… sauf de la connerie). Dans son livre, Routes, éloge de l'autonomadie, l'anthropologue Franck Michel en offre un aperçu approfondi, exaltant, et parfois tragique. Il nous vante les chemins de traverse, dissèque avec rigueur l'univers vorace de la publicité et ses guettos touristiques, s'interroge sur la migration des peuples et sur la philosophie du voyage. "L'homme a de tous temps constamment cherché une vie meilleure ailleurs que chez lui, c'est un fait incontestable dont l'histoire nous abreuve d'exemples pacifiques et sanglants. La sédentarité n'est pas inscrite dans le patrimoine génétique de l'homme. Sapiens est par définition un migrant, émigrant, immigrant". Voilà qui a le mérite d’être clair. Enfin cet essai littéraire et libertaire nous incite tout simplement à ne pas oublier de vivre, mais aussi à prendre du recul par rapport à la société dominante. (" Pensez au lieu de dépenser !" slogan salvateur que l'on a pu trouver dans le métro montréalais il y a quelques années).

Un livre pour tout ceux qui souhaitent arrêter de compter le temps pour commencer à le conter.



Homère, L’Odyssée, Actes Sud, Paris, 1995.

Jack Kérouac, Sur la route, Gallimard, Paris, 1999.

Cormac MacCarthy, La route, éditions de l'Olivier, Paris, 2008.

Franck Michel, Routes, éloge de l’autonomadie, Presses de l'Université Laval, 2009.