Tuesday, September 1, 2009


De l'art de la dédicace et de l'épigraphe

« All is true »

(Shakespeare, cité par Balzac dans Le Père Goriot). 

D'après Gérard Genette, théoricien littéraire et grand spécialiste du paratexte, les origines de la dédicace remonteraient à la Rome antique. Il s'agit d'un hommage que l'on rend à une personne en particulier, à une œuvre, à un groupe réel ou idéal ou à des allégories. Depuis la fin du XVIe siècle, c'est en tête du livre, en exergue, qu'on peut la trouver, même s'il y a des exceptions -- la dédicace des Mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar se trouve en fin de volume. 

C'est qu'il est rare de trouver un livre qui se lance de manière solitaire en quête du lecteur; l'auteur se doit de nous distiller un avant-goût, de nous donner matière à penser, de nous préparer. Cette initiation se traduit, comme toute tentative de séduction, par des préliminaires, plus ou moins heureux, plus ou moins longs, tandis que d'autres brillent par leur absence. (Albert Camus, abrupt et terrible dans L'étranger, qui nous livre sans ménagement au choc de sa première phrase.). Certains auteurs accumulent les citations, les références, les avertissements doublés de prologues ou de préfaces, quand ce ne sont pas les traducteurs qui en rajoutent, comme Baudelaire, le traducteur des Histoires extraordinaires d'Edgar Allan Poe, qui dédie longuement son travail à Maria Clemm avant de céder la place à la citation de Sir Thomas Browne choisie par Poe en préambule du Double assassinat dans la rue morgue (considéré comme un des textes fondateurs du polar): « Quelle chanson citait les sirènes? Quel nom Achille avait-il pris, quand il se cachait parmi les femmes? Questions embarrassantes, il est vrai, mais qui ne sont pas situées au-delà de toute conjecture ». 

Une histoire de famille

L'art de la dédicace est un exercice que certains auteurs prennent très au sérieux tandis que d'autres optent pour une simplicité frôlant le renoncement ou cherchant à soulever l'interrogation. On y cultive l'ellipse, la suggestion, le mystère, comme pour Russell Banks dans La relation de mon emprisonnement: « À F.Q.H. Souviens-toi de la mort ». Le roman est public, mais la dédicace reste privée: pour cela, rien de tel que les initiales, que seuls les initiés peuvent comprendre. 

On rend hommage à ceux qui nous soutiennent, nous entourent, nous ont mis au monde ou qui sont sortis de nous : Paul Auster dédie sobrement Brooklyn Follies à sa fille Sophie, John Fante et Bandini à sa mère Mary Fante et à son père Nick Fante. Bukowski choisit d'offrir ses Souvenirs d'un pas grand-chose « à tous les pères ». Quant à Joseph Delteil, il dédicace Sur le fleuve Amour « à Maman, à la Vierge Marie et au général Bonaparte ». 

Il y a aussi les mères, les femmes. Boris Vian n'hésite pas à nous livrer un peu de son intimité en dédicaçant L'écume des jours à son « bibi » (surnom de sa première épouse), tandis qu'en toute simplicité, Albert Cohen dédie sa Belle du Seigneur « à [sa] femme". Pour Salman Rushdie, c'est à l'énigmatique « Marianne » que vont Les versets sataniques. Quant à Balzac, lyrique, il se révèle en exergue d'Eugénie Grandet: « À Maria: que votre nom soit ici comme une branche de buis bénit, prise on ne sait à quel arbre, mais certainement sanctifiée par la religion et renouvelée, toujours verte, par des mains pieuses, pour protéger la maison ».  

Certains glorifient leurs morts et donnent à leurs dédicaces des allures de pierres tombales. Par exemple, la dédicace de James Ellroy se fait sanglante dans Le dalhia noir: « À Geneva Hilliker Ellroy (1915-1958). Mère: 29 ans plus tard, ces pages d'adieux aux lettres de sang ». Philippe K. Dick, quant à lui, dédie Blade Runner (ou le titre original, bien plus évocateur : Do Androids Dream of Electric Sheep?) à Maren Augusta Bergrud (10 août 1923 14 juin 1967), en citant Yeats: « Et je rêve encore qu'il arpente la pelouse, Fantôme dans la brume matinale, Que traverse mon chant joyeux ». 

On dédie son ouvrage à une femme mais parfois aussi à une ville au travers de la femme, comme Lawrence Durrell qui dédie son Justine à Eve, « en mémoire de sa ville natale ».  

Et il y a Bukowski, dit le Grand Bud, avec cette poésie si vive qui le caractérise, adressant ses Nouveaux contes de la folie ordinaire à Linda King, « à qui je dois tout et qui le reprendra en se tirant ». 

Il y a les sœurs: « À Julie, petite sœur, grande amie ». (Patrick Senécal en dédicace de Sur le seuil). Il y a aussi les cousines, « que l'on aimera toujours », comme Katharine de Mattos, à qui Stevenson adresse L'étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde, suivi d'un poème équivoque: « Mal agit qui dénoue les liens que Dieu a noués par décret: Toujours serons enfants de la bruyère et du vent; Même loin de chez nous, oh! c'est toujours pour toi et moi: Que le vent joli souffle dans les genêts d'Écosse ». 

Une histoire d'amour

La dédicace, comme toute histoire de famille, est une histoire d'amour. (Je n'ai pas encore trouvé de « Dédicace à l'ennemi », mais elle doit bien m'attendre quelque-part, tout aussi sobre mais plus sujette à interprétation; Baudelaire dédiant son Amour de l'Art : « Aux bourgeois ».) 

L'amour n'est pas qu'une histoire de sang; ce sentiment peut-être aussi une histoire de chiens: certains font dans la zoologie et dédient leurs œuvres à leurs amours à pattes et à poils (Paul Léautaud, Colette, ou encore Céline dans Rigodon: « Aux animaux »). 

Par la dédicace, on récompense aussi le ou les commanditaires: Cervantès offre Don Quichotte au duc de Bejar. Phénomène plus contemporain, on remercie désormais ses agents littéraires, comme Michael Connelly dans Le poète: « Ce livre est dédié à Philip Spitzer et Joel Gotler. Ce sont de grands agents et conseillers littéraires, mais surtout de grands amis ». 

Il y a également les maîtres qu'on n'oublie pas (Baudelaire dédie Les Fleurs du mal « au poète impeccable, maître et ami Théophile Gautier »), et les amis, comme Stevenson dans L'Île au trésor: « À Lloyd Osbourne, gentleman américain. Le récit qui va suivre, rédigé conformément à son goût classique, Lui est aujourd'hui dédié, en remerciement de maintes heures délicieuses, et avec les vœux les plus affectueux de son ami dévoué », suivi de la meilleure adresse qui puisse exister, dédiée « À l'acheteur hésitant ».

Les romans de Walter Scott sont, quant à eux, dédicacés à des personnages imaginaires, alors que Joyce dédie sa première œuvre, Une brillante carrière, à sa propre âme... 


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