Tuesday, September 1, 2009

Les épigraphes:  une manière de se découvrir

Citation généralement inscrite en exergue d'un livre, l'épigraphe n'est guère recensée avant le XVIIe siècle. Gérard Genette attribue à La Bruyère la paternité de la première illustre épigraphe dans Les caractères (1688): « J'ai voulu mettre en garde et non mordre; être utile, et non blesser, améliorer les mœurs des hommes et non leur nuire » (citation d'Érasme, en latin dans le texte). Certains les adorent comme Stendhal dans Le rouge et le noir, qui en place une à chaque début de chapitre, tandis que d'autres les exècrent comme Balzac (« J'abhorre les épigraphes. Elles me coupent ma satisfaction »). 

Certaines citations sont utilisées à la manière des haïkus; il faut frapper court et fort. Pasolini est de ceux-là: en préface de Théorème, ce livre sulfureux, c'est la Bible qu'il cite, l'Exode en particulier: « Et Dieu fit alors faire un détour au peuple par le chemin du désert ». George Orwell préfère quant à lui citer les Proverbes (XXVI, 4-5) pour son "Hommage à la Catalogne" : "Ne réponds pas à l'insensé selon sa folie de peur de lui ressembler toi-même. Réponds à l'insensé selon sa folie, afin qu'il ne s'imagine pas être sage".

Les citations sont comme une manière de saluer ceux qu'on admire, ceux en lesquels on se reconnait. Promesses de lecture, on peut dire qu'elles en donnent un aperçu, voire un condensé. Elles ouvrent la voie à d'autres livres, se répondent en écho, renvoient à la généalogie personnelle de l'auteur, à sa famille de lecture, à son intimité, ou encore à son mystère : 

Boulgakov dans son Maitre et Marguerite, cite le Faust de Goethe :

"-Qui es-tu donc à la fin? 

-Je suis une partie de cette force qui, éternellement, veut le mal et qui, éternellement, accomplit le bien".

Mishima qui dans Confessions d'un masque, cite longuement Les frères Karamazov de Dostoïevski ("La beauté est une chose terrible et effrayante..."... "L'âme humaine est vaste, trop vaste, je l'aurais diminuée volontiers") nous livre aussi quelque-chose de ses obsessions et de ses peurs. 

Quant à Georges Perec, La vie mode d'emploi est dédiée « à la mémoire de Raymond Queneau », et sa citation de Michel Strogoff de Jules Verne (« Regarde de tous tes yeux, regarde »), semble vouloir à tout prix maintenir le lecteur éveillé. 

Certains rendent hommage aux peintres sur le ton de la tragicomédie, comme Tonino Benacquista avec Trois carrés rouges sur fond noir: « A Mosko, le peintre » et cite Woody Allen et Kurt Vonnegut: « le triste registre d'appel des vrais suicidés de l'expressionnisme abstrait? Le voici: Gorky, pendaison, 1948; Pollock et, presque tout de suite après, Kitchen, conduite en état d'ivresse et pistolet, 1956... et pour finir Rothko, couteau, travail salopé comme c'est pas possible, 1970". (Barbe-bleue, Kurt Vonnegut).

Et d'autres encore célèbrent des genres, comme Bukowski dans Pulp, dédié « à la littérature de gare ». 

Quelques-uns citent en grec, tel Raymond Queneau avec Aristote dans Zazie dans le métro; d'autres, en anglais, comme Georges Perec dans Les choses; d'autres en franglais, comme Catherine Mavrikakis et ses sacrés morts, qui se penche plutôt du côté de Saint-Denys Garneau et de La mort grandissante et dédie Deuils cannibales et mélancoliques « À a, A e, A i, A o, A u, A y, A you, To Hervé ». 

Il y a aussi les amis qu'on cite comme Paul Viazemski (1792-1877), l'un des poètes les plus proches de Pouchkine, cité par ce dernier dans Eugene Oneguine: « Impatient de vivre et pressé de sentir ». D'autres préfèrent encore se citer eux-mêmes comme Michel Tremblay dans Les héros de mon enfance: « Si le ridicule tuait, Charles Perrault serait toujours vivant. Michel Tremblay ». 

La dédicace a aussi pour but avoué ou inavoué de nous mettre dans l'ambiance que l'auteur prétend par la suite égaler; c'est un avant-goût qui prend parfois des allures d'actes historiques et militants, comme pour Dany Laferrière dans Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer, citant le Code Noir: « Le nègre est un meuble ». 

Ou encore Max Aub qui en préface de son Labyrinthe magique, cite Albert Camus : "C'est en Espagne que les hommes ont appris qu'il est possible d'avoir raison et cependant souffrir la défaite. Que la force peut vaincre l'esprit et qu'il y a des moments où le courage n'a pas de récompense. C'est sans doute ce qui explique pourquoi tant d'hommes dans le monde considèrent le drame espagnol comme un drame personnel".


Certaines citations se révèlent inquiétantes: « Ah je me souviens nettement que c'était le morne décembre et que chaque braise mourante jetait son fantôme sur le sol » (The Raven, d'Edgar Allan Poe, cité par David Peace en préambule de 1980, accompagné de cette formule étrange: « Pour les morts une boussole... Les vivants, le sel. »). 

Shane Stevens n'est pas en reste en préambule d'Au-delà du mal (considéré comme l'un des livres fondateurs du roman de tueurs en série). Il cite Voltaire :"Et presque toute l'histoire est le succès des crimes", ou encore Hermann Hesse :"Tu me demandes pourquoi tu es né dans une ville de monstres et d'assassins… Je vais te le dire : parce que tes biens-aimés ancêtres, en secret et en silence, ont commis des crimes inqualifiables, et aujourd'hui tu dois en payer l'ignoble prix!"

Pour d'autres, tout débute en chanson; celle des prisons pour Céline en exergue de Mort à crédit : « Habillez-vous! Un pantalon! » et la chanson des Gardes suisses pour le Voyage au bout de la nuit, dédié à Elisabeth Craig: « Notre vie est un voyage ». 

Et il y a ceux pour qui rien ne vaut une citation du Larousse, comme Jacques Poulin pour Les grandes marées : "Un homme seul est un homme sans compagnie … Un seul homme, c'est rien qu'un homme…"

Enfin, Ray Bradbury est plus expéditif avec Fahrenheit 451 : « Fahrenheit 451 : la température à laquelle un livre s'enflamme et se consume ». 

Tous ces paratextes qui contribuent à créer comme une porte dans le roman nous livrent des indices ou nous les refusent, se révèlent comme de véritables miroirs ou agissent à la manière des poupées russes, nous donnent à penser ou nous indiffèrent. 

Et nous sommes au milieu d'elles comme des enfants perdus, jouant dans un labyrinthe. « Oh ces illusions sont aussi fortes, presque, que la vie. La nuit dernière j'ai rêvé que j'étais dans un labyrinthe. Et je me suis réveillé en son cœur. Je ne connaissais pas cet endroit ». The Labyrinth, Edwin Muir, cité par David Peace dans GB 84.


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