Saturday, September 5, 2009


« Là où on brûle des livres, on finit par brûler des hommes »   


                                                                                                 


Avec l'invention de la machine à vapeur, de l'automobile ou de l'avion sont nés la catastrophe ferroviaire, les crashs automobiles et aériens. Et bien avant cela pourrait-on dire, avec l’apparition du premier outil, du premier couteau, est née la coupure, la blessure, l’accident. L’histoire du livre ne déroge pas à la règle. Avec son apparition, sa disparition est rendue possible. Le romancier américain Ray Bradbury résume bien cet état de fait en préface de Fahrenheit 451 : « Fahrenheit 451 ; la température à laquelle un livre s'embrase et se consume ».

L'histoire du livre est parsemée d'autodafés, d'ouvrages mis à l'index, interdits pour outrage à la religion et aux bonnes moeurs, considérés comme licencieux ou propres à déranger l'ordre public. 

La censure peut se lire aussi comme le signe avant-coureur d'une dictature. Ainsi, les nazis brûlèrent de nombreux livres considérés comme dissidents. Parmi eux, citons ceux de Stefan Zweig, Bertold Brecht, Alfred Döblin...

Des civilisations entières furent également réduites en fumée comme ce fut le cas pour les Mayas dont la plupart des codex furent détruits au XVIe siècle. Plus près de nous, le livre de Salman Rushdie, Les versets sataniques, fut l'objet de nombreux autodafés un peu partout à travers le monde.

« Là où on brûle des livres, on finit aussi par brûler des hommes » disait Heinrich Heine. L'Histoire ne manque pas d'exemples mais avec le raffinement des méthodes de coercition, désormais, l’usage civilisé suggère que l’on traîne en justice pour diffamation les auteurs et leurs maisons d'édition.

A ce propos, nous souhaiterions soutenir un ouvrage remarquable, intitulé Noir Canada, pillage, corruption et criminalité en Afrique d'Alain Deneault, paru chez Ecosociété en 2008. Cet ouvrage dénonce l'appui politique et financier du Canada à des sociétés minières et pétrolières canadiennes qui exploitent sans vergogne le sol africain et se rendent coupables de nombreuses exactions. Entre autres joyeusetés ; expropriations, empoisonnement massif et génocide "involontaire" (au Mali), privatisation sauvage du transport ferroviaire (Afrique de l'Ouest), guerres sanglantes encouragées dans la région des Grands Lacs africains, mineurs enterrés vifs (Tanzanie), ou encore transformation d’une population en cobayes pharmaceutiques (Côte d'Ivoire). 

Cet ouvrage aux sources rigoureuses (qui s'est d'ailleurs mérité le Prix Richard Arès de l'action nationale 2008) s'est attiré les foudres des compagnies minières et pétrolières Barrick Gold et Banro, qui poursuivent les éditeurs ainsi que les trois auteurs pour diffamation et leur réclame la modique somme de 11 millions de dollars. 

Pour les soutenir, nous vous encourageons bien-sûr à acheter leur livre mais aussi à vous rendre sur leur site : http://www.ecosociete.org ou vous trouverez tous les renseignements nécessaires.

« On ne devrait écrire des livres que pour y dire des choses qu’on n’oserait confier à personne » disait Cioran, dans De l’inconvénient d’être né…




Tuesday, September 1, 2009


De l'art de la dédicace et de l'épigraphe

« All is true »

(Shakespeare, cité par Balzac dans Le Père Goriot). 

D'après Gérard Genette, théoricien littéraire et grand spécialiste du paratexte, les origines de la dédicace remonteraient à la Rome antique. Il s'agit d'un hommage que l'on rend à une personne en particulier, à une œuvre, à un groupe réel ou idéal ou à des allégories. Depuis la fin du XVIe siècle, c'est en tête du livre, en exergue, qu'on peut la trouver, même s'il y a des exceptions -- la dédicace des Mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar se trouve en fin de volume. 

C'est qu'il est rare de trouver un livre qui se lance de manière solitaire en quête du lecteur; l'auteur se doit de nous distiller un avant-goût, de nous donner matière à penser, de nous préparer. Cette initiation se traduit, comme toute tentative de séduction, par des préliminaires, plus ou moins heureux, plus ou moins longs, tandis que d'autres brillent par leur absence. (Albert Camus, abrupt et terrible dans L'étranger, qui nous livre sans ménagement au choc de sa première phrase.). Certains auteurs accumulent les citations, les références, les avertissements doublés de prologues ou de préfaces, quand ce ne sont pas les traducteurs qui en rajoutent, comme Baudelaire, le traducteur des Histoires extraordinaires d'Edgar Allan Poe, qui dédie longuement son travail à Maria Clemm avant de céder la place à la citation de Sir Thomas Browne choisie par Poe en préambule du Double assassinat dans la rue morgue (considéré comme un des textes fondateurs du polar): « Quelle chanson citait les sirènes? Quel nom Achille avait-il pris, quand il se cachait parmi les femmes? Questions embarrassantes, il est vrai, mais qui ne sont pas situées au-delà de toute conjecture ». 

Une histoire de famille

L'art de la dédicace est un exercice que certains auteurs prennent très au sérieux tandis que d'autres optent pour une simplicité frôlant le renoncement ou cherchant à soulever l'interrogation. On y cultive l'ellipse, la suggestion, le mystère, comme pour Russell Banks dans La relation de mon emprisonnement: « À F.Q.H. Souviens-toi de la mort ». Le roman est public, mais la dédicace reste privée: pour cela, rien de tel que les initiales, que seuls les initiés peuvent comprendre. 

On rend hommage à ceux qui nous soutiennent, nous entourent, nous ont mis au monde ou qui sont sortis de nous : Paul Auster dédie sobrement Brooklyn Follies à sa fille Sophie, John Fante et Bandini à sa mère Mary Fante et à son père Nick Fante. Bukowski choisit d'offrir ses Souvenirs d'un pas grand-chose « à tous les pères ». Quant à Joseph Delteil, il dédicace Sur le fleuve Amour « à Maman, à la Vierge Marie et au général Bonaparte ». 

Il y a aussi les mères, les femmes. Boris Vian n'hésite pas à nous livrer un peu de son intimité en dédicaçant L'écume des jours à son « bibi » (surnom de sa première épouse), tandis qu'en toute simplicité, Albert Cohen dédie sa Belle du Seigneur « à [sa] femme". Pour Salman Rushdie, c'est à l'énigmatique « Marianne » que vont Les versets sataniques. Quant à Balzac, lyrique, il se révèle en exergue d'Eugénie Grandet: « À Maria: que votre nom soit ici comme une branche de buis bénit, prise on ne sait à quel arbre, mais certainement sanctifiée par la religion et renouvelée, toujours verte, par des mains pieuses, pour protéger la maison ».  

Certains glorifient leurs morts et donnent à leurs dédicaces des allures de pierres tombales. Par exemple, la dédicace de James Ellroy se fait sanglante dans Le dalhia noir: « À Geneva Hilliker Ellroy (1915-1958). Mère: 29 ans plus tard, ces pages d'adieux aux lettres de sang ». Philippe K. Dick, quant à lui, dédie Blade Runner (ou le titre original, bien plus évocateur : Do Androids Dream of Electric Sheep?) à Maren Augusta Bergrud (10 août 1923 14 juin 1967), en citant Yeats: « Et je rêve encore qu'il arpente la pelouse, Fantôme dans la brume matinale, Que traverse mon chant joyeux ». 

On dédie son ouvrage à une femme mais parfois aussi à une ville au travers de la femme, comme Lawrence Durrell qui dédie son Justine à Eve, « en mémoire de sa ville natale ».  

Et il y a Bukowski, dit le Grand Bud, avec cette poésie si vive qui le caractérise, adressant ses Nouveaux contes de la folie ordinaire à Linda King, « à qui je dois tout et qui le reprendra en se tirant ». 

Il y a les sœurs: « À Julie, petite sœur, grande amie ». (Patrick Senécal en dédicace de Sur le seuil). Il y a aussi les cousines, « que l'on aimera toujours », comme Katharine de Mattos, à qui Stevenson adresse L'étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde, suivi d'un poème équivoque: « Mal agit qui dénoue les liens que Dieu a noués par décret: Toujours serons enfants de la bruyère et du vent; Même loin de chez nous, oh! c'est toujours pour toi et moi: Que le vent joli souffle dans les genêts d'Écosse ». 

Une histoire d'amour

La dédicace, comme toute histoire de famille, est une histoire d'amour. (Je n'ai pas encore trouvé de « Dédicace à l'ennemi », mais elle doit bien m'attendre quelque-part, tout aussi sobre mais plus sujette à interprétation; Baudelaire dédiant son Amour de l'Art : « Aux bourgeois ».) 

L'amour n'est pas qu'une histoire de sang; ce sentiment peut-être aussi une histoire de chiens: certains font dans la zoologie et dédient leurs œuvres à leurs amours à pattes et à poils (Paul Léautaud, Colette, ou encore Céline dans Rigodon: « Aux animaux »). 

Par la dédicace, on récompense aussi le ou les commanditaires: Cervantès offre Don Quichotte au duc de Bejar. Phénomène plus contemporain, on remercie désormais ses agents littéraires, comme Michael Connelly dans Le poète: « Ce livre est dédié à Philip Spitzer et Joel Gotler. Ce sont de grands agents et conseillers littéraires, mais surtout de grands amis ». 

Il y a également les maîtres qu'on n'oublie pas (Baudelaire dédie Les Fleurs du mal « au poète impeccable, maître et ami Théophile Gautier »), et les amis, comme Stevenson dans L'Île au trésor: « À Lloyd Osbourne, gentleman américain. Le récit qui va suivre, rédigé conformément à son goût classique, Lui est aujourd'hui dédié, en remerciement de maintes heures délicieuses, et avec les vœux les plus affectueux de son ami dévoué », suivi de la meilleure adresse qui puisse exister, dédiée « À l'acheteur hésitant ».

Les romans de Walter Scott sont, quant à eux, dédicacés à des personnages imaginaires, alors que Joyce dédie sa première œuvre, Une brillante carrière, à sa propre âme... 


Les épigraphes:  une manière de se découvrir

Citation généralement inscrite en exergue d'un livre, l'épigraphe n'est guère recensée avant le XVIIe siècle. Gérard Genette attribue à La Bruyère la paternité de la première illustre épigraphe dans Les caractères (1688): « J'ai voulu mettre en garde et non mordre; être utile, et non blesser, améliorer les mœurs des hommes et non leur nuire » (citation d'Érasme, en latin dans le texte). Certains les adorent comme Stendhal dans Le rouge et le noir, qui en place une à chaque début de chapitre, tandis que d'autres les exècrent comme Balzac (« J'abhorre les épigraphes. Elles me coupent ma satisfaction »). 

Certaines citations sont utilisées à la manière des haïkus; il faut frapper court et fort. Pasolini est de ceux-là: en préface de Théorème, ce livre sulfureux, c'est la Bible qu'il cite, l'Exode en particulier: « Et Dieu fit alors faire un détour au peuple par le chemin du désert ». George Orwell préfère quant à lui citer les Proverbes (XXVI, 4-5) pour son "Hommage à la Catalogne" : "Ne réponds pas à l'insensé selon sa folie de peur de lui ressembler toi-même. Réponds à l'insensé selon sa folie, afin qu'il ne s'imagine pas être sage".

Les citations sont comme une manière de saluer ceux qu'on admire, ceux en lesquels on se reconnait. Promesses de lecture, on peut dire qu'elles en donnent un aperçu, voire un condensé. Elles ouvrent la voie à d'autres livres, se répondent en écho, renvoient à la généalogie personnelle de l'auteur, à sa famille de lecture, à son intimité, ou encore à son mystère : 

Boulgakov dans son Maitre et Marguerite, cite le Faust de Goethe :

"-Qui es-tu donc à la fin? 

-Je suis une partie de cette force qui, éternellement, veut le mal et qui, éternellement, accomplit le bien".

Mishima qui dans Confessions d'un masque, cite longuement Les frères Karamazov de Dostoïevski ("La beauté est une chose terrible et effrayante..."... "L'âme humaine est vaste, trop vaste, je l'aurais diminuée volontiers") nous livre aussi quelque-chose de ses obsessions et de ses peurs. 

Quant à Georges Perec, La vie mode d'emploi est dédiée « à la mémoire de Raymond Queneau », et sa citation de Michel Strogoff de Jules Verne (« Regarde de tous tes yeux, regarde »), semble vouloir à tout prix maintenir le lecteur éveillé. 

Certains rendent hommage aux peintres sur le ton de la tragicomédie, comme Tonino Benacquista avec Trois carrés rouges sur fond noir: « A Mosko, le peintre » et cite Woody Allen et Kurt Vonnegut: « le triste registre d'appel des vrais suicidés de l'expressionnisme abstrait? Le voici: Gorky, pendaison, 1948; Pollock et, presque tout de suite après, Kitchen, conduite en état d'ivresse et pistolet, 1956... et pour finir Rothko, couteau, travail salopé comme c'est pas possible, 1970". (Barbe-bleue, Kurt Vonnegut).

Et d'autres encore célèbrent des genres, comme Bukowski dans Pulp, dédié « à la littérature de gare ». 

Quelques-uns citent en grec, tel Raymond Queneau avec Aristote dans Zazie dans le métro; d'autres, en anglais, comme Georges Perec dans Les choses; d'autres en franglais, comme Catherine Mavrikakis et ses sacrés morts, qui se penche plutôt du côté de Saint-Denys Garneau et de La mort grandissante et dédie Deuils cannibales et mélancoliques « À a, A e, A i, A o, A u, A y, A you, To Hervé ». 

Il y a aussi les amis qu'on cite comme Paul Viazemski (1792-1877), l'un des poètes les plus proches de Pouchkine, cité par ce dernier dans Eugene Oneguine: « Impatient de vivre et pressé de sentir ». D'autres préfèrent encore se citer eux-mêmes comme Michel Tremblay dans Les héros de mon enfance: « Si le ridicule tuait, Charles Perrault serait toujours vivant. Michel Tremblay ». 

La dédicace a aussi pour but avoué ou inavoué de nous mettre dans l'ambiance que l'auteur prétend par la suite égaler; c'est un avant-goût qui prend parfois des allures d'actes historiques et militants, comme pour Dany Laferrière dans Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer, citant le Code Noir: « Le nègre est un meuble ». 

Ou encore Max Aub qui en préface de son Labyrinthe magique, cite Albert Camus : "C'est en Espagne que les hommes ont appris qu'il est possible d'avoir raison et cependant souffrir la défaite. Que la force peut vaincre l'esprit et qu'il y a des moments où le courage n'a pas de récompense. C'est sans doute ce qui explique pourquoi tant d'hommes dans le monde considèrent le drame espagnol comme un drame personnel".


Certaines citations se révèlent inquiétantes: « Ah je me souviens nettement que c'était le morne décembre et que chaque braise mourante jetait son fantôme sur le sol » (The Raven, d'Edgar Allan Poe, cité par David Peace en préambule de 1980, accompagné de cette formule étrange: « Pour les morts une boussole... Les vivants, le sel. »). 

Shane Stevens n'est pas en reste en préambule d'Au-delà du mal (considéré comme l'un des livres fondateurs du roman de tueurs en série). Il cite Voltaire :"Et presque toute l'histoire est le succès des crimes", ou encore Hermann Hesse :"Tu me demandes pourquoi tu es né dans une ville de monstres et d'assassins… Je vais te le dire : parce que tes biens-aimés ancêtres, en secret et en silence, ont commis des crimes inqualifiables, et aujourd'hui tu dois en payer l'ignoble prix!"

Pour d'autres, tout débute en chanson; celle des prisons pour Céline en exergue de Mort à crédit : « Habillez-vous! Un pantalon! » et la chanson des Gardes suisses pour le Voyage au bout de la nuit, dédié à Elisabeth Craig: « Notre vie est un voyage ». 

Et il y a ceux pour qui rien ne vaut une citation du Larousse, comme Jacques Poulin pour Les grandes marées : "Un homme seul est un homme sans compagnie … Un seul homme, c'est rien qu'un homme…"

Enfin, Ray Bradbury est plus expéditif avec Fahrenheit 451 : « Fahrenheit 451 : la température à laquelle un livre s'enflamme et se consume ». 

Tous ces paratextes qui contribuent à créer comme une porte dans le roman nous livrent des indices ou nous les refusent, se révèlent comme de véritables miroirs ou agissent à la manière des poupées russes, nous donnent à penser ou nous indiffèrent. 

Et nous sommes au milieu d'elles comme des enfants perdus, jouant dans un labyrinthe. « Oh ces illusions sont aussi fortes, presque, que la vie. La nuit dernière j'ai rêvé que j'étais dans un labyrinthe. Et je me suis réveillé en son cœur. Je ne connaissais pas cet endroit ». The Labyrinth, Edwin Muir, cité par David Peace dans GB 84.